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Affaire France Telecom et harcèlement institutionnel : clap et fin ?

Affaire France Telecom et harcèlement institutionnel : clap et fin ?

Publié le : 13/02/2025 13 février févr. 02 2025

Procès emblématique, l’affaire France Telecom dont l’origine découle de suicides de salariés du groupe intervenus à la suite d’un plan de départ, sous fond de climat délétère lié à la privatisation de l’entreprise, a pris fin, en tout cas dans l’ordre interne, le 21 janvier 2025.  

La Cour de cassation a en effet, par un arrêt inédit, confirmé que la responsabilité pénale des dirigeants pouvait être engagée sur la base d’un harcèlement moral institutionnel, venant ainsi pour la première fois reconnaître l’existence juridique d’une telle pratique.


S’il est utile de rappeler les faits ayant conduit à cette décision, l’affaire trouve son origine dans une plainte déposée en décembre 2009 par un syndicat pour harcèlement moral à l’encontre de la société et de trois de ses dirigeants.
La plainte en question dénonçait les effets des plans de restructuration NExT et ACT, mis en place dès 2006, qui visaient à réduire les effectifs de 22 000 salariés sur un total de 120 000, et a aboutie sur une information judiciaire ouverte en avril 2010, conduisant à la mise en examen de la société et de plusieurs cadres dirigeants, dont son PDG, pour harcèlement moral ou complicité de ce délit.

À l’époque, le juge d’instruction a estimé que ces plans avaient instauré un climat professionnel anxiogène en recourant à des réorganisations multiples, des pressions sur les départs, des mobilités forcées et des pratiques de management intrusive, et a ainsi renvoyé la société et plusieurs cadres devant le tribunal correctionnel pour des faits commis entre 2007 et 2010.

Par un jugement du 20 décembre 2019, le tribunal correctionnel a prononcé des relaxes partielles pour certains faits commis entre 2009 et 2010, mais a reconnu la culpabilité des prévenus pour les faits survenus entre 2007 et 2008. À la suite de cette décision, les prévenus, à l’exception de la société, ainsi que le ministère public et plusieurs parties civiles ont interjeté appel.

Par un arrêt du 30 septembre 2022, la Cour d’appel de Paris a confirmé la condamnation de l’ancien PDG ainsi que de trois autres dirigeants, sur le fondement de l’article 222-33-2 du Code pénal, lequel reconnaît le harcèlement moral, sans pour autant traiter de la situation relative au harcèlement institutionnel.

Notion jusqu’alors inconnue du droit français, qui devait donc être débattue devant la Cour de cassation, où les dirigeants condamnés soutenaient que le "harcèlement moral institutionnel" ne pouvait être qualifié sous cette infraction faute de définition claire. Ils invoquaient en appui de leurs prétentions l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui exige d'une loi pénale qu'elle soit accessible et prévisible, tout en estimant qu’au moment des faits, cette notion n’était ni explicitée ni appuyée par une jurisprudence claire, et que par ailleurs, les actions qui leur étaient reprochées relevaient de la politique d’entreprise, sans qu’il n’y ait volonté délibérée de nuire.

La Cour de cassation confirme pourtant la condamnation des dirigeants de France Télécom pour harcèlement moral institutionnel, décision d’une portée considérable, qui consacre bel et bien la reconnaissance d’un harcèlement systémique exercé par le biais d’une politique managériale brutale et délibérément dégradante.

La Haute juridiction affirme avec force que la recherche d’objectifs économiques ne peut en aucun cas justifier une stratégie visant à détériorer volontairement les conditions de travail des salariés, et que le harcèlement moral ne suppose pas nécessairement une relation interpersonnelle directe ni une victime précisément identifiée.
Dès lors que l’ensemble d’une organisation est structurée pour engendrer une souffrance généralisée, la responsabilité pénale des dirigeants peut être engagée.

En l’espèce, la politique d’entreprise mise en place, reposant sur une réduction drastique des effectifs est considérée comme dépassant les prérogatives habituelles de direction, en raison de pratiques instaurant un climat oppressant et détériorant les conditions de travail.
De telles actions, pensées et supervisées au plus haut niveau hiérarchique, s’inscrivaient par conséquent dans une stratégie intentionnelle visant à inciter les salariés à la mobilité ou à la démission.

Malgré les avertissements des organisations syndicales et les lourdes répercussions humaines, notamment plusieurs suicides, cette politique a été maintenue.

En rejetant les arguments du pourvoi, la Cour rappelle que la loi pénale s’applique à toute atteinte à la dignité des travailleurs, qu’elle soit individuelle ou collective, écartant également toute prétendue imprévisibilité juridique, considérant que le cadre légal existant contenait déjà implicitement la notion de harcèlement moral institutionnel.

Cette décision marque ainsi un tournant majeur : il ne sera plus possible de masquer une violence organisationnelle sous le prétexte d’une stratégie économique.


Marion Glorieux - Legal Content Manager
Septeo Digital & Services 


Référence de l’arrêt : Cass. crim du 21 janvier 2025, n°22-87.145

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